TEXTES
Nicolas Pilard, Haitang
Dans certaines régions du Pacifique, on désigne les typhons par des noms d’animaux, de plantes ou de choses. Le typhon Haitang -qui donne son nom à l’une des toiles exposées et son titre à l’exposition – s’inscrit donc dans cette dénomination , tout aussi arbitraire que celle des prénoms, mais plus exotique pour nous- tout droit sortie d’une « encyclopédie chinoise » des météores. La peinture de Nicolas Pilard qui affirme dans la jubilation cette dispersion des formes et des couleurs et dont les tableaux sont comme les vestiges du passage du typhon, prolonge cette esthétique de l’hétéroclite et des objets centrifugés par la couleur. Haitang, donc, qui est aussi, je crois, le nom de la fleur du pommier. Mais il y a encore sous ce nom une strate de sens plus profonde : c’est enfin le nom d’une jeune fille de légende qui succomba aux attaques d’un tigre en défendant la vie de son père. Son sang, répandu sur le sol, donnera naissance à des fleurs rouges. On ne pouvait rêver mieux pour introduire à la peinture de N. Pilard que cette héroïne orientale en lieu et place du Narcisse premier peintre dont le sang transformé en fleurs fait surgir les couleurs du sol même, la peinture, de la terre.
Cette mythologie chtonienne de la couleur qui affleure du nom de Haitang inscrit aussi le travail de N. Pilard dans l’origine permanente de la peinture. Le typhon, la tempête, les météores sont bien les figures de ce que Louis Marin nommait le « comble » de la représentation : ce qui passe la mesure, ce qui emplit le déjà trop-plein, ce qui déborde la représentation de toutes parts. C’est d’ailleurs ce que Platon stigmatisait comme l’impossible à représenter : la tempête, la foudre, le murmure des rivières ou le hennissement des chevaux. La force de l’élémentaire, du sauvage, du dehors : un comble pour la représentation. C’est bien de cela dont il s’agit ici.
Le typhon renverse, défait, c’est l’organisateur élémentaire du chaos, la cause première des catastrophes. Ce qui est défait dans ces peintures c’est la représentation classique : la peinture s’est vidée de sa profondeur ; la surface est balayée, bouleversée, sans dessusdessous ou « cul par-dessus tête », pour reprendre le titre de l’une des toiles. C’est dans cette belle confusion que ressurgit le sujet même de la peinture, par ce chaos que réapparaît le sujet de la création. Lorsque Barnett Newman, dans L’Image plasmique, va jusqu’à 1 considérer le chaos comme seul sujet de la création, c’est moins à l’absence d’ordre qu’il songe qu’à cette tension permanente de la forme vers l’informe. L’informe est visé comme l’origine de la forme toujours tapie en elle, son état de gestation, son devenir. C’est pourquoi la référence permanente au sublime chez Newman, doit d’abord être comprise comme la mise en œuvre de ce moment plasmique. Le sublime est mouvement et non état. Mais d’un mouvement, comme le rappelle J.L. Nancy, «considéré comme le « commencement illimité de la délimitation d’une forme ». L’opposition virulente entre le plastique et le plasmique fonde, chez Newman, l’affirmation d’une nouvelle abstraction en fustigeant la peinture qui aurait absorbé la métaphysique dans la géométrie. Et cette opposition entre l’inertie géométrique de la forme et la fluidité de la « pensée plasmique » est éclairante pour nous car les peintures de N. Pilard présentent à la fois cette solidité propre à la peinture et la fragilité d’un devenir incertain des formes qui ne s’épuisent dans aucune signification ultime.
Nicolas Pilard broie, recycle, récupère dans sa peinture les formes, les images, les objets. Il les ensevelit dans la couleur, il les plonge dans l’humus même de la peinture pour les faire ressurgir, lavés de toute représentation. Voilà pourquoi les notions de « chaos » ou de « création continuée » que j’emprunte pourtant à l’expressionnisme abstrait me semblent néanmoins éclairantes devant les peintures de N. Pilard. Cependant, le chaos prend ici le chemin d’un assemblage, d’un montage hétéroclite d’objets, de formes et de motifs. Outre les glacis, la peinture semble ici se déposer en couches successives, en strates distinctes de temps : images, souvenirs, objets. Dès lors, c’est peut-être vers une autre figure du sublime que pointent ces assemblages, un sublime de la stratification, de l’empilement de la peinture telle que le rêvait Baudelaire : Un beau tableau, fidèle au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un monde. De même que la création, telle que nous la voyons, est le résultat de plusieurs créations dont les précédentes sont toujours complétées par les suivantes ; ainsi un tableau conduit harmoniquement consiste en une série de tableaux superposés, chaque nouvelle couche donnant au rêve plus de réalité et le faisant monter d’un degré vers la perfection.1
Rêve d’un tableau dont le chiffre serait la moyenne harmonique des couches et des strates qui le constituent : sous l’unité d’un rêve, la multiplicité des mondes possibles qu’il a enfanté. Placer la peinture sous la menace du typhon l’apparente à ce rêve sublime d’équilibre de la création et de la destruction. 1 Salon de 1859, 4, O.C., Seuil, p.399. 2
Nicolas Pilard a beaucoup peint la décharge, le déchet, le rebut –comme par exemple, dans la toile Entressen-. La permanence de ces objets oubliés, ensevelis, peut apparaître comme une autre façon de brouiller les genres de la peinture : ni seulement « vanités », ni vraiment « paysages », les toiles empruntent à l’un et à l’autre de ces genres. Ce sont bien des vanités au sens où elles présentent la ruine ou la disparition des objets et des marchandises ; les objets semblent réapparaître une ultime fois, au bord du monde, avant leur disparition. Toutefois , la vanité ne se nourrit ici d’aucune mélancolie qui prendrait prétexte de la fugacité et de l’altération par le temps des êtres et des choses. Les rebuts ensevelis et stratifiés de la décharge d’Entressen ont quelque chose de vital, d’organique. Ils deviennent les substrats, les nutriments de la peinture elle-même. Leur assemblage leur promet un devenir autre, ils promettent du roboratif, quelque chose de nourricier. La référence parfois directe des toiles à des lieux précis, ne les apparente pas pour autant à des peintures de paysage. Ou alors, il s’agirait plutôt de fragments de sol, des pans de terre qui remontent à la surface du tableau. Par son travail subtil de brouillage des formes, N. Pilard organise sa peinture comme un palimpseste : il y a d’abord une couche d’objets hétéroclites ; on retrouve par exemple dans la toile Entressen, des objets, des morceaux d’étoffe qui vont se mailler, s’assembler et empêcher tout réflexe d’identification, de représentation. Ce travail de palimpseste se noue sans doute avec l’autre versant de l’œuvre de N. Pilard : la gravure. Là, il joue de cet échange incongru du mécanique et du vivant, de l’objet et de l’organe ou de l’animal et du végétal : « Plexus ardéchois », « Le nerf de la guerre »… L’entaille précise de la gravure sculpte les organes, extériorise l’intérieur invisible des corps comme la peinture étale elle aussi au-dehors, les pièces, les objets intimes en les dispersant. La gravure, comme la peinture, poursuit la même poétique de l’hétéroclite, de l’assemblage improbable : l’intériorité ne s’avère, à chaque fois, qu’un pur dehors, relevant de cette « extériorité têtue » ou « obtuse » à laquelle M. Foucault ou R. Barthes, chacun à leur façon, renvoyait la peinture. Fragments anatomiques, fragments d’objets en décomposition, tout est jeté au dehors et assimilé par la peinture qui ensevelit et exhume tout à la fois ces fragments hétérogènes. Enfin, cette poétique de l’hétéroclite et du palimpseste se prolonge dans les références directes à l’histoire même de la peinture : des fragments de la « Voie lactée » du Tintoret scintillent dans Entressen comme surgissent les coiffes de Vélasquez dans Socco. La peinture se nourrit d’elle-même, de ses propres souvenirs, de ses vestiges qui remontent comme les effluves d’une mémoire involontaire. Là encore, ces vestiges sont mêlés, ils sont précipités dans le creuset de la peinture. Ce qui reste, au terme de ce tournoiement, c’est ce que la représentation ne peut assimiler 3 complètement, ce qu’elle ne peut dissoudre. Car ce palimpseste qui découvre et recouvre les strates de l’image n’aboutit pas à une dissolution exsangue des formes, mais à une souveraineté de la couleur qui rend l’image peinte hétérogène à toute représentation immédiate. On pourrait inscrire cette peinture de l’hétérogène ce registre que Bataille appelait l’hétérologie : cette impossibilité pour la pensée de tout assimiler, de tout s’approprier à laquelle toujours l’art nous rappelle. L’hétérogène, dit Bataille, s’oppose à n’importe quelle représentation homogène du monde, c’est-à-dire à n’importe quel système philosophique. De telles représentations ont toujours pour but de priver autant que possible l’univers où nous vivons de toute source d’excitation et de développer une espèce humaine servile apte uniquement à la fabrication, à la consommation rationnelle et à la conservation des produits. Les rebuts, les produits inutiles et jetés, inassimilables et sans signification relèvent en outre de cette catégorie forgée toujours par Bataille : le « bas matérialisme » où s’échangent les places du sacré et de la souillure, de l’altus et du pourri. La peinture, chez N. Pilard, se pratique justement au sol, à terre ; le monde est tiré vers le bas, il est couché sur le flanc et lesté pour résister à toute tentation d’élévation. Ce qui décide d’ailleurs, toujours chez Bataille, de l’esthétique du « bas matérialisme », c’est un paradoxe météorique : le « soleil pourri ». Le soleil est à la fois l’emblème de l’élévation et le symptôme de la chute : il éclaire, mais aveugle celui qui le maintient en son regard. C’est cependant lorsqu’il établit ce parallèle étrange entre l’homme et la plante que Bataille trouve la formulation la plus saisissante de ce paradoxe : Un homme n’est pas tellement différent d’une plante, subissant comme une plante une impulsion qui l’élève dans une direction perpendiculaire au sol. Mais d’autre part une plante dirige des racines d’aspect obscène à l’intérieur du sol afin d’assimiler la pourriture des matières organiques et un homme subit, en contradiction avec la morale formelle, des impulsions qui l’attirent vers ce qui est bas, le mettant en antagonisme ouvert avec toute élévation de l’esprit. Il y a en tout cas dans les peintures de N. Pilard un mouvement similaire vers le sol, vers le bas, vers la terre. Quelque chose qui fait qu’on peut aborder sa peinture dans une approche plus « haptique » qu’ « optique ». On sait que cette distinction, popularisée par Aloys Riegl, permettait de distinguer un art de la proximité qui englobe le spectateur, d’un art de la distance qui l’inscrit au contraire devant un plan perspectif. Dans son ouvrage, La peinture incarnée, Georges Didi-Huberman revient, après bien d’autres, sur cette 4 distinction et il fait surgir à propos du plan haptique, ce point où disparaît la profondeur au profit de cette proximité tactile des choses : Considéré du point de vue optique, ce plan est celui que l’œil perçoit lorsqu’il adhère de si près à la surface d’une chose que tous les contours, et surtout toutes les ombres, par lesquelles pourrait se trahir un changement de profondeur, disparaissent.
Cette disparition de la profondeur qui sourd, si l’on peut dire, des peintures de N. Pilard et fait remonter le sol, la terre, est opérée par la figure du typhon, du cyclone, de la spirale. On le disait plus haut, le typhon est le sujet absolu de la peinture : l’impossible à représenter et condition de la représentation. L. Marin le résume ainsi : La tempête, figure météorique du sublime –l’irreprésentable de toute représentation (c’est) la figure de ses conditions de possibilité, la figure des bords, des marges et des fonds de l’apparitiondisparition de tout paysage à mesure humaine. N.Pilard peint sous l’œil du cyclone : il emplit la surface de la toile d’objets enspiralés autour d’un centre improbable. Bouts de ciel, fragments d’objets : l’hétéroclite de la poétique de la nomination des typhons se prolonge plastiquement dans un autre devenir. Mais la turbulence des fluides ou le tourment des éléments construisent autant qu’ils détruisent. Comme dans les peintures de déluge, chez Turner, ce qui apparaît ici c’est la peinture d ‘avant l’image, la peinture comme théâtre de sa propre apparition. Sans en être le motif, la tempête est ici l’opérateur plastique et poétique de la peinture.
Il y a bien une sensibilité romantique dans cet attrait pour la gestation des formes, cet enspiralement sans fin des formes. Dans un texte, par ailleurs central pour l’esthétique romantique, Schlegel définissait l’art comme L’expression de la remontée mystérieuse vers le chaos en travail, pour produire sans cesse de nouveaux et merveilleux enfantements, ce chaos qui sous la création ordonnée et dans son sein même se tord. Le versant « noir » de cet attrait pour l’informe trouvera chez Hugo une formulation plus chaotique encore, cristallisée dans la figure de l’hydre : L’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres ; Là, tout flotte et s’en va dans un naufrage obscur Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur, De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ; Et l’on voit tout au fond, quand l’œil ose y descendre, Au-delà de la vie, et du souffle et du bruit, 5 Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit ! 2
Cependant, dans les peintures de N. Pilard, ce n’est plus la nature qui est vue comme l’ensemble des vestiges d’une histoire démesurée, mais la danse chaotique de nos objets, de nos marchandises ou de nos déchets. Le palimpseste n’est plus le moyen de retrouver le moment historique de la Création, mais une manière d’effacement successif de la représentation au profit d’une création continuée, sans origine et sans fin. Il s’agit d’une remontée vers l’origine au sens que W. Benjamin donne à ce mot : L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître.
En ce sens, le travail « chaosmotique » de N. Pilard correspondrait à ce qu’on pourrait appeler,après G. Didi-Huberman, une « esthétique de l’immanence ». G. Didi-Huberman utilise l’expression à propos des encres de V. Hugo : les dessins « météoriques » de naufrages, tempêtes ou vagues démesurées. Or, là aussi, la tempête n’est jamais représentée, elle est présentée, prolongée par le mouvement aléatoire du fluide utilisé : encre, thé, café… G. Didi-Huberman remarque ainsi que la tache, pour Hugo, constituait la forme élémentaire de tout chose fluide mise en mouvement. Telle est bien, conclut-il, le sens radical d’une esthétique de l’immanence : elle se désire geste et non représentation, procès et non aspect, contact et non distance. L’immanence, pour ce lecteur permanent de Lucrèce qu’est Hugo, c’est à la fois l’immense, le vaste qui trouveront figure dans L’Homme-Océan, mais aussi ce qui « reste », ce qui demeure là sans aucune échappée possible vers un ailleurs transcendant. Ce que soulève, rabat et disperse le typhon, c’est ce mouvement sublime de l’immanence où les tourments psychiques sont fondus et précipités dans les seules turbulences physiques.
Finalement, et ce qui s’impose des peintures de N. Pilard, la peinture n’est ni signe, ni indice, elle est trace, empreinte, vestige ; elle fait paraître, en creux, une présence. C’est peut-être ce que cherche à dire Alain lorsque, méditant sur les Dieux, il rencontre cette « écriture énigmatique » des arts plastiques qui donne corps et présence à l’invisible : Un homme qui se couche dans l’herbe y écrit sa forme, comme ferait un chien ou un lièvre ; et puisque l’homme pense et qu’il se roule dans ses pensées, je puis dire que l’homme écrit ses pensées dans un lit d’herbes. A vrai dire il n’est pas facile de lire cette écriture ; c’est pourquoi tous les arts plastiques font énigme. 2 Victor Hugo, Les Contemplations, VI.26 Ce que dit la bouche d’Ombre 6 La peinture de N. Pilard est moins une manière d’élever le monde qu’une façon de le coucher : l’œil du cyclone de ses peintures c’est cette place vide, ce qu’Alain appelait « la statue première ».
Charles Floren janvier 2006