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TEXTES

Préface à Nicolas Pilard,

co-édition le 19 CRAC, la panicothèque 

 

Ce qui frappe d’emblée à voir les peintures de Nicolas Pilard1, c’est l’intensité de leurs couleurs en regard du caractère commun des objets traités et du côté chaotique des espaces peints. Elles sont vives et circulent, débordant les objets. Ruisselantes de leur lumière, elles donnent aux objets un aspect très sensuel, presque organiques . Ainsi certaines de ses formes végétales acquièrent-elles une dimension organique presque sexuelle. Dans un autre de ses tableaux, des accumulations de bretzels forment un volume voire un monument du périssable. L’univers de ses peintures, c’est celui de la décharge et des rebuts de notre société. On pourrait parler à leur propos d’un compost urbain où la couleur vient gonfler les formes, ouvrir de l’espace dans le corps même des choses.

 

Sa peinture s’approprie notre décharge contemporaine pour composer un espace du composite et de l’amalgame. Les ambiguïtés visuelles, les jeux de modelé et de lumière, cette fragmentation du réel et enfin une partition entre le construit et l’informe sont au cœur de sa peinture. Elle fonctionne comme un espace de recyclage d’un ordre qui serait celui des lendemains de désastre : déchets, objets, fragments épars d’architecture sont ici réappropriés dans l’espace du tableau où ils sont mis violemment en relation voire en tension. Natures mortes et paysages à la fois, ses peintures sont à l’image de la vanité des promesses du monde. Peut-être même leur envers : ces lieux où s’entremêlent choses au rebut, objets, déchets ou vêtements usagés et qui évoquent certes déchetteries ou fosses à ordure mais aussi ceux où l’on recycle ce qu’il reste des catastrophes. Ainsi dans une de ses peintures intitulée Canada2 (et dans d’autres de façon implicite) les fards de la peinture laissent entrevoir ce qui n’est pas sans évoquer les restes laissés par les exterminés dans les territoires de l’innommable.

 

Sa peinture se place sur un versant singulier où, dans la luxuriance des matières et des couleurs, la nature morte se mêlerait au paysage sur le mode d’une vanité intempestive. Il y a du Caravage et du Delacroix dans la sensualité véhémente de cette peinture. Un charnel, une luxuriance et une sensualité qui engloutissent le réel tel un magma dans un paysage du désastre. Ce chaos est travaillé par une tectonique picturale qui soumet ces natures mortes contemporaines aux mouvements de la couleur et aux outrages du geste ; et à un processus délibéré d’altération et de démembrement des formes. Les choses ici sont comme emportées vers l’abîme. Abandonnées à leur obsolescence.

C’est justement dans ce procès où l’ordre des choses se défait, où les formes s’indéfinissent et les valeurs se corrodent que Pilard construit sa peinture, composant une architectonique du débris et du déchet. Il configure un monde hybride où dans le jeu des formes et couleurs les identités se troublent.

 

Charles Floren souligne que ses oeuvres présentent à la fois cette solidité propre à la peinture et la fragilité d’un devenir incertain des formes qui ne s’épuisent dans aucune signification ultime3. C’est ce qui dans ses toiles donne une dimension hybride aux choses, comme si la peinture liquéfiait en partie les formes tout en les reconfigurant. Nicolas Pilard nous offre des peintures jubilatoires de lumière et de couleur, resplendissantes des ruines qu’elles mettent en ordre et disposent dans des équilibres joyeusement précaires. La couleur se présente chez lui comme un raz-de-marée qui emporte et démembre notre réel tout en produisant des buttes témoins du désastre des choses, entre l’informe et le monumental. Son dessin vient donner forme à des « constructions » ambiguës qui jouent des vides et des pleins.

 

Il n’est pas surprenant qu’il se soit récemment essayé à la sculpture. Une sculpture qui n’oublie pas un certain rapport au mur, une relation entre les matériaux mettant à profit leurs textures, et dont le dessin tisse un dialogue entre ombre et lumière, entre le tangible et le diaphane. Elles jouent de rencontres entre le gracile et le dense, l’aéré et le compact, le signe et la forme. On pourrait dire qu’elles sont des sculptures de peintre. Si on y prête attention, on y trouve un air de famille avec des artistes comme Richard Tuttle, Barry Flanagan d’avant le lapin et certaines sculptures de Gérard Fabre. Correspondances que je proposerais en contrepoint des références fondatrices de l’artiste à Lazar Lissitzky et Vladimir Tatline.

 

Luc Jeand’heur, observateur attentif et amical de l’œuvre de Nicolas Pilard, a bien voulu nous confier pour publication deux textes très stimulants quant à l’approche de ses peintures. Il est le co-auteur avec l’artiste d’un entretien apportant des éclairages substantiels sur l’œuvre. Qu’ils soient ici remerciés pour leurs contributions.

 

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Philippe Cyroulnik, 2013

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1  Je voudrais remercier ici Bernard Boyer, qui à l’image de l’attention généreuse qu’il sait porter à ses jeunes collègues, m’a incité (parmi quelques autres) à ouvrir la porte de l’atelier de Nicolas Pilard.

2 Ainsi était nommé le lieu dans les camps de concentration et d’extermination où étaient stockés biens et vêtements arrachés aux déportés lors de leur arrivée.

3 Conférence de l’auteur, galerie « Passage de l’art », 2006 (texte non publié).

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