TEXTES
Géométrisant
Quelques notes éparses sur le travail de Lucie Bitunjac
1. Ex-situ
Après avoir vu le tableau de Lucie, je chemine dans Sienne, mentalement. Je le fais d’abord avec mes souvenirs, qui commencent à dater sérieusement, au moins vingt-cinq ans. Je me souviens du dédale de rues étroites bordées de hautes façades écrasantes, puis de la formidable dilatation d’espace qu’est l’arrivée sur la place du Palio, des spectacles urbains préservés par les trajectoires irrégulières des voies et les constantes variations de leur surface. Puis je m’aide de street view pour leur donner plus de chair et retrouver quelques repères. Cette dernière expérience est hétérogène, agrégats de moments disparates, d’ambiances mêlées, passant d’une franche lumière de midi à des zones embrumées… ça pourrait avoir un côté onirique mais c’est figé et vide de sensations autres que visuelles… Puis, et ça produit un liant entre ces matériaux, je déambule dans mes souvenirs de peinture. Les paysages urbains d’Ambrogio Lorenzetti remontent à la surface. Compositions hybrides mêlant reproduction mimétique et improvisation architecturale, la vue plongeante à la perspective libre (pas encore le cube scénique, le Raumkasten), la sensation de finesse et de légèreté qui se dégage des bâtiments dont l’épaisseur est tronquée et les couleurs franches contrastent, évoquent la maquette, la construction de papier, comme peuvent le faire les tableaux de Lucie…
​
2. Utopies
Mais comment le Palio de Lucie parle-t-il de Sienne ? Et en parle-t-il vraiment ?
Cette série de tableaux déploie un profond paradoxe. Si elle évoque l’u-topie, précisément un espace sans lieu, la plupart des peintures portent des noms de ville. On peut se demander quelle relation au site se tisse dans chacune de ces compositions. L’utopie naît avec un système. Elle est une pensée spatialisée. Louis Marin a montré comment la presqu’île de Thomas Moore possédait une topographie variable et existait surtout dans le non-lieu du texte, son dessin est multiple[1]. Toutes les descriptions de Moore sont inféodées aux relations des habitants entre eux et de la communauté avec le monde. La géographie naît du politique et non l’inverse. Cette spatialisation de la pensée évoque la géométrie implicite que pointe Bachelard dans le vocabulaire des métaphysiciens[2]. C’est le moment où l’architecture de concepts qu’est la philosophie doit s’incarner dans un espace, se rendre visible pour être lisible. C‘est une stratégie similaire qu’emprunte le discours utopique qui est d’abord une figure, mais qui fonctionne non comme une icône, mais comme un schème[3].
Qu’est donc la Sienne de Lucie ? Obéit-elle à un système géométrique rigoureux qu’elle exemplifie par la peinture ? Pourtant on n’y trouve pas une organisation à la Filtarete distribuant les fonctions dans une partition rayonnante, jouant des figures pythagoriciennes ou platoniciennes. On sent que l’on fait face à un espace sensible, qui se développe dans une forme particulière de perspective. Mais on est loin pourtant de la démonstration de la cité idéale d’Urbino. Chez Lucie, la perspective est intuitive, elle prend ses distances avec le système de Brunelleschi. Son espace n’est pas exactement immersif. La position du regardeur pourrait être celle de cet œil de Dieu de la perspective parallèle voire celle clivante de la perspective inversée byzantine.
​
3. Peinture
Pas d’épaisseur mais des plans colorés transparents traités en glacis. Ici ce n’est pas la ligne qui discrétise (sauf lorsqu’on la distingue comme plan régulateur au travers des couleurs les moins opaques ou qu’elle prolonge le tableau in situ), mais les masses colorées qui produisent de l’espace par leurs interactions. L’éloquence de la couleur y a donc un rôle majeur. Les contrastes sont assez forts, le bleu côtoie volontiers l’oranger, le cinabre volontiers la prasine… des rapports de couleurs primaires ou secondaires, mais le jeu des superpositions crée des zones stratifiées aux nuances complexes. Ces aplats vibrent du geste délicatement brossé qui rythme chaque volumétrie. On sent que ce motif architectural élémentaire, entrelacs de parallélépipèdes, arches, arcades et autres cylindres est au service du geste de peindre et s’efface en abstraction. On sent l’attention portée au travail d’articulation entre les différents plans. Les figures se mordent, s’interconnectent, et malgré la sensation d’emboîtements se dessinent des circulations. La masse bâtie est allégée de vides, respirations qui font glisser le tableau du côté des shaped canvas soit un peu plus d’une certaine forme d’abstraction américaine, comme elle peut évoquer le colorfield.
​
4. Géométrie
On est donc loin des vedute, des vues de paysages urbains. C’est un espace mental, imprégné de géométries, qui questionne ce qu’est le tableau. Le motif de l’architecture, quant à lui, permet de mettre en jeu la nature multiple de l’espace représenté. La conception architecturale utilise volontiers une expression géométrique, par définition abstraite, mais elle le fait en s’enracinant dans le monde sensible. La peinture de Lucie, de la même manière, n’est pas mimétiquement ancrée dans l’espace que Focillon aurait appelé « vrai », ni dans les limbes d’un jeu « non objectif », pour parler d’une abstraction pure, mais trouve sa voie dans une rêverie géométrique qui poétise le dédale urbain. Le tableau-maquette, dont la matérialité est affirmée par son décollement de la paroi, trace la voie à un développement en céramique où il se mue en forme d’architectones émaillés qui tentent de déployer les rapports chromatiques subtils en trois dimensions. Dans ces polyèdres en ronde bosse, les couleurs se mêlent par reflets et ombres portées, les émaux jouent le rôle de la peinture à l’huile. Paradoxalement, le vocabulaire architectural tend à y disparaître. Fenêtres, arcades, crénelages (etc.) s’effacent au profit de compositions dépouillées. On s’y rapproche plus de Vantongerloo que de Malévitch, glissant vers les géométries minimalistes d’un Tony Smith.
​
5. Ouvertures
Cette tendance à l’abstraction semble cyclique. Les motifs s’affirment ou s’effacent au grès des besoins de forme de Lucie. Son travail les invite volontiers sans en être jamais dépendant. Cela se vérifie également concernant ses supports. De la peinture à la céramique en passant par le dessin ou les livres objets, le tout c’est qu’on puisse déployer des relations spatiales. Dans ses livres qui, par la manipulation, articulent des espaces hétérogènes, apparaissent des compositions qui évoquent machines et moteurs, formes d’engrenages qui se mêlent aux éléments d’architecture. C’est une sorte de ballet mécanique qui met en branle l’espace, et cette iconographie qui peut évoquer Fernand Léger contamine sa peinture en ce moment, en en faisant bouger les lignes…
​
6. Mouvements
Quel que soit le motif, Il y est toutefois question d’un mouvement, ces artefacts ont en sont l’index . Les mécanismes l’incarnent de manière exemplaire, leur régularité géométrique garantit la précision de leur déplacement. Et si, comme l’affirmait Philip Johnson[4], l’architecture est un art processionnel, Lucie utilise ce motif pour construire des cheminements. Quelquefois labyrinthiques, lorsque l’on cherche sa voie dans les vides et les interstices, ils sont directs pour peu que le regard se meuve en traversant la couleur, en pénétrant les voiles translucides, en embrassant les îlots dont il lui semble soudain appréhender le volume intérieur.
De la dernière série en cours, je n’ai vu que des dessins reportés sur le bois et détourés. J’y lis un réseau, un ordonnancement de contenants interconnectés. C’est une machinerie organique qui semble se mettre en place, mais j’en saurai plus lorsque la couleur en activera l’espace…
Nicolas Pilard
Eté 2018
[1] Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Minuit (1973), chap. 6, la ville : espace du texte et espace dans le texte, p.149-184.
[2] Gaston Bachelard, La poétique de l’espace [1957], PUF (2007), chap. 9, La dialectique du dehors et du dedans, p.191.
[3] Louis Marin, Ibid. p. 26.
[4] Philip Johnson, « whence & whither : the processional element in architecture » in Perspecta, The
Yale Architectural Journal, n°9-10, 1965, p. 168. : « l'architecture n'est certainement pas la conception de l'espace ni la disposition et l'organisation des volumes. Ces éléments sont secondaires par rapport à son objet principal qui est l'organisation de la procession. L'architecture existe uniquement dans le temps »